samedi 14 juin 2014

Petit écran

 
Appuyé contre le mur, je ferme les yeux.

Défilent alors des images à une allure folle ; je tente de ralentir le flux pour en apprécier le contenu, la saveur particulière, le grain sensible.

Impossible ; ça passe, ça circule, ça s'emballe. A peine les montagnes des Pyrénées ont elles fini de défiler que voici la salle des pas perdus de la gare Saint Lazare ; de même le vol du vautour que je suis de yeux, admiratif devant sa façon de planer, s'efface vers la gauche au profit d'un troupeau de moutons qui rentre paisiblement dans la bergerie.

Un vol facétieux de chauve souris émet des cris stridents dans l'air du soir ; le moteur diesel de ma voisine qui démarre ne trombe selon son habitude, agresse mon tympan.

Pourquoi faut il des bruits dans la vie ?

Les sons les couleurs les odeurs se mélangent ; les bruits quant à eux font de tâches obscures.

Ici dans ce couloir tranquille, je me sens à l'abri, loin de tout, hors du temps. Il n'y a plus de frontières.

Le casque du poilu vient de faire son apparition, va- t- il se lancer à l'assaut contre les casques à pointe ?

C'est glissant cette boue glacée, c'est sinistre. Un soldat appuyé contre un poteau écrit une lettre à sa douce ou à sa mère.

J'entends siffler des obus, crépiter des mitraillettes.

Dans le métro une marée humaine vient d'entrer, des soldats en permission ? Non des travailleurs harassés qui rentrent chez eux.

Vous, vous n'avez pas connu l'hiver 1916, là bas côté tranchées, surtout pas du côté de Perthes les Hurlus, village rayé de la carte et jamais reconstruit. Vous n'avez connu que les labyrinthes urbains les rues qui s'entrecroisent, les passions qui couvent sous la cendre, la douceur des printemps, la fadeur des hivers gras et humides.

Vous, vous ne saurez jamais ce qu'à été l'hiver 1916, le vrai.

Depuis mon promontoire j'aperçois la mer, on dirait la baie de Naples en majesté, avec évaporation des brumes matinales, vue du haut de la colline du Pausilippe, identique à ce qu'elle était au moment où, Nerval, à la recherche d'une anglaise prénommée Octavie, se morfondait dans ses douleurs d'amour perdu.

Depuis mon repère en forme de nid d'aigle établi là haut , loin au dessus des villages, j'aperçois les menus détails de la vie quotidienne ; une femme donne des brassées de foin à un âne dans un enclos, des enfants courent après un ballon, le boulanger prépare sa camionnette pour sa tournée, les clients s'approchent le plus possible des commerces avec leurs autos, dommage qu'ils ne puissent pas entrer directement dans les rayons sans avoir à descendre. Des adolescents, serviette sur l'épaule, s'approchent de la piscine, traînant leurs tongues, hélant les filles qui passent.

Dans cette rue il n'y a que des italiens, des familles, beaucoup d'enfants, des hommes en marcel qui rentrent du travail, pelles et pioches dans le camion ; une atmosphère cinéma italien des années 50 /60. Des femmes en fichus. C'est chaud et lourd , ça transpire comme les jours de marin, la sueur colle à la peau, colle les peaux les unes aux autres.

Dans peu de temps la rue sera anesthésiée, trop chaud, jour de repos, fin de semaine.

Seul, un adolescent famélique se faufile entre les murs pour aller se poster sous les arbres, avec sa fronde ; les moineaux pépient, lui, il est à l'affût des protides.

Sans doute beaucoup de détails me manquent, mais j'entends encore le bruit du moteur de cette machine roulante si perfectionnée. Montée sur trois roues, une à l'avant, deux à l'arrière, une sorte de lit carrossé dans lequel se trouve un homme allongé, conduisant sans effort. Un type atteint d'un handicap particulier ou d'une maladie incurable, ou d'une blessure de guerre. Avec des lunettes de motard, le buste légèrement relevé, il conduit son engin presque comme un pilote de course, à l'aide d'un guidon allongé qui met à sa portée accélération et freinage.

Un couple sur la piste fait une démonstration de son talent. Lui est tout en noir, crane rasé, elle porte une robe rouge, des escarpins rouges, sa chevelure est tirée vers l'arrière, la masse rassemblée en chignon sur la nuque, à l'andalouse. Ils évoluent avec grâce et fermeté dans un tango épuré, sans fioritures, traversant la piste à grandes enjambées, ralentissant le rythme avec des petits pas, pour accélérer à nouveau, en fonction de la musique...

Quand finira- t -il ce tourbillon infernal des lieux et des temps ; qui tourne la manivelle ? Parfois j'ai l'impression de n'y être pour rien ; suis je l'objet d'une manipulation, opérée par un extralucide qui décide de tout ?


(C) Daniel MARC

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