lundi 23 juin 2014

Tableaux vivants


 
Le temps accumule toute sa pesanteur dans le brouillard de ce vallon encaissé.
Du haut de la roche en surplomb, celle qui est déjà dans les premiers rayons du soleil matinal, je m'imagine lançant de gros cailloux qui vont combler ce vide immense que le temps étire lentement mais sûrement devant moi.
C'est un jeu, c'est un rêve, c'est une réalité, qui, comme le détournement  inutile des eaux du torrent pour ne plus voir leur inexorable fuite, n'empêche pas la répétition du même geste têtu.
Je suis là, debout, tranquillement posé devant ce grand spectacle, l' œil fixé vers les hauteurs, habillé comme au 19ème, costume sombre chemise blanche, comme une sorte de poète en pleine rêverie, comme un philosophe pensif.  Cette attitude me convient, je me prends au jeu, je reste sobrement méditatif.  Je ne vois, ni n'entends, l'agitation autour de moi, le caméraman qui donne de la voix, les techniciens qui s'agitent, il n'y a pourtant que des plans fixes sur moi. Je suis le beau, le ténébreux, le poète romantique, à la fois concentré sur mon personnage, sur ce grand vide, et complètement ailleurs.  Du moment qu'il s'agit de mettre en scène un seul homme debout sur un rocher au dessus d'une mer de nuages, dos à la caméra, déguisé en  bourgeois intellectuel du 19éme, ça me convient; j'aurais voulu être vraiment acteur mais quand j'ai accepté ce type de reconstitution historique je me suis finalement pris au jeu.
Tout compte fait je me sens bien dans cette figure de poète au dessus des nuées (type je vois mieux à travers la brume que par temps clair) ; ou de philosophe regardant au delà de tout, y compris du rien, là où l'on peut déceler les signes les plus imperceptibles de la condition humaine et de son temps. Je suis parfaitement le personnage de Caspar Friedrich Le voyageur au dessus de la mer de nuages.
La lente dissipation des brumes matinales opère toujours selon le même schéma. Le voile se soulève légèrement sur la gauche ; des petits paquets se mettent en mouvement, ronds, légers, filiformes, en colonnes … un trou se forme dans la nappe et l'on aperçoit le relief en bas.
C'en est fini, un petit vent de vallée, venu de l'est, s'apprête à effrayer le temps.
Je reviens à la réalité, les techniciens s'agitent à nouveau, cette fois pour ranger le matériel ; nous allons quitter ce piton, les prises sont suffisantes. Bientôt viendra une autre mise en scène.
La pluie bat le pavé parisien de la place du Château d'eau, une douceur humide s'étale sur la ville.
Une bande de hurleurs en tous genres et en tous langages, un groupe d'éclopés accompagné de sales petits cabots, une douzaine de jeunes banlieusards déguisés en séminaristes,  un grand énergumène en collants couleur chair et veste de tweed,  devancé par des hommes de petite taille vêtus de peaux de bête, armés de massues, marchant comme des singes.
Un couple de bourgeois à l'air éméché, chapeaux déformés robe et pantalon déchirés, accompagne une charrette sur laquelle se tient fièrement un groupe de femmes ivres qui tanguent au fur et à mesure de l'avancée  des roues, en chantant des chansons paillardes.
Un homme avec une tête d'ours circule en quémandant de la nourriture et de l'alcool aux badauds.
C'est moi, j'ai été engagé pour ce rôle, je ne m'en plains pas, on me fait plein de cadeaux, je ne fais peur à personne même pas aux jeunes enfants qui en ont vu d'autres ;  avec cette quête  d'alcool je vais finir saoul comme un polonais, ma foi ce n'est pas le pire des rôles que l'on m'ait attribué, je peux  finir dignement ce parcours.
Des sauvages, des bergères, des brigands, des généraux en uniforme défait, des enragés de 93, des bedeaux et des curés.
Comme tout ce monde, je vis dans mon déguisement une des réjouissances les plus populaires du carnaval parisien  La descente de la Courtille comme dans le tableau de Célestin François Nanteuil.
Aujourd'hui, je me déplace comme un éléphant,  je ne sais pourquoi  je me sens si lourd, alors que je vais devoir, demain monter là haut, là où on nous attend pour mettre en place le prochain tableau. Mais dans l'immédiat je vais me contenter de « mariner », en attendant  que mes sens s'éveillent  et que la machinerie corporelle veuille bien reprendre son rythme.
 
Quoi de mieux qu'un sommet pour exprimer cet enthousiasme qui porte l'homme vers la croyance d'un avenir meilleur en voie de réalisation.
Nous voici donc en cours de préparation, ils sont presque tous là, c'est une scène à personnages multiples. Les vêtements d'époque sont arrivés, chapeaux hauts de forme, casquettes populaires, chemises déchirées, cols durs en celluloïd.  Les armes aussi, fusils, pistolets, baïonnettes.
Le sol est jonché de débris ramenés ici pour la cause, certains des combattants doivent être au sol  gisant comme des blessés, chemise ouverte sanguinolente, sur des pavés, des tessons de bouteilles, des branches, des vieilles couvertures.
L'enfant au béret, muni de ses deux pistolets, avance courageusement aux cotés du personnage principal, c'est une femme dont la poitrine est dénudée,  les cheveux au vent, le drapeau tricolore brandi. Elle mène vigoureusement  un cortège de combattants qui, malgré les pertes, malgré les souffrances, fonce vers la victoire.
Cette La liberté guidant le peuple,  Delacroix en personne l'aurait aimée, aurait adhéré à cette reconstruction.
Ces grandes figurations me plaisent, elles m'enchantent, me font oublier que j'aurais aimé être un acteur, un vrai.  Je suis comme ces peintres qui font de la restauration de tableaux, je restaure oui mais dans du vivant.
Parfois il est question de transposer à notre époque.  Au début j'aimais mieux rester dans  l'œuvre  et dans son temps. 
Une première proposition est venue je ne sais plus comment, elle m'a amusé ; il s'agissait de faire un des tableaux les plus célèbres de la peinture française L'angélus de Millet  mais dans une composition très différente ; costume d'époque, attitude de recueillement dans une typique campagne à blé après la moisson ; ma partenaire et moi avions sans arrêt le fou rire surtout lorsque le réalisateur nous a affublés chacun d'une Kalachnikov sur l'épaule.
C'est un réalisateur espagnol qui m'a fait découvrir la transposition d'une grande scène historique ; il s'agissait du célèbre tableau de Velasquez  La reddition de Breda en version française,  Las lanzas en espagnol. Le gouverneur de la ville de Breda dans les Flandres  espagnoles, vient remettre les clés de la ville au général espagnol vainqueur. Dans une ambiance feutrée empreinte du respect relatif  au code de l'honneur et au rang des personnages essentiels, on n'humilie pas le vaincu, on le traite humainement, il voulait s'agenouiller, le vainqueur l'en dissuade du geste.
La reconstitution est d'un tout autre esprit.
Nous sommes six au centre du tableau ; un garçon, genre Brando dans sa jeunesse, casquette, pantalon jean et blouson de cuir, est assis sur une moto. A sa droite, trois gros bras, carrure athlétique et mine patibulaire, fixent l'objectif, on pourrait croire des videurs de boite de nuit.
A sa gauche, deux personnages en uniforme de marine, ont plutôt l'air de ne rien prendre au sérieux et arborent un sourire narquois. Je suis l'un des deux marins.
Tout autour, des types en veste de cuir noir, col relevé, chapeau mou, que l'on croirait échappés d'un polar de série B, arborent des allures et des mimiques de vrais truands. A l'arrière un vaste paysage de plaine, l'œil s'y perd jusqu'à l 'horizon.
On attend le malheureux général vaincu qui ne viendra jamais. Un fauteuil, identique à celui que les metteurs en scène de cinéma utilisent, est posé là devant nous, avec une inscription siège du vaincu. C'est sec et cassant, en totale contradiction avec l'esprit du tableau original.
Excepté le nombre de figurants on se serait cru plutôt dans Beckett.
J'ai bien aimé la faire cette scène, c'était joyeux, dans un faubourg de Madrid proche de la campagne extérieure avec une ambiance années cinquante ; on a dû recommencer plusieurs fois, les rires fusaient, les blagues de potaches, les incantations, les exhortations, les imitations de voix flamencas, ah quel bon temps c'était  le temps des Flandres espagnoles !!
A force l'intérêt s'épuise et les concepteurs cherchent toujours à  faire plus accrocheur, plus percutant,  on m'en a proposé des scènes, des périodes, des moments historiques.  Je n'ai jamais voulu faire le gladiateur romain face à un fauve ou à un adversaire coriace. J'en ai refusé des situations ingrates,  des scènes sordides, des bûchers moyenâgeux, des tortures directes. Les demandes se font  de plus en lus pressantes, je résiste, je ne veux surtout pas tomber dans le sordide, dans le pathétique organisé comme un direct télévisuel
Je veux du vivant, du beau mais pas du tragique ; pas question de me mettre devant le peloton d'exécution, même pour  Goya  style Tres de mayo. Ni  La leçon d'anatomie version Rembrandt, dans le rôle du cadavre disséqué, ni La mort de Marat affalé dans sa baignoire. Pas de chairs molles et blanches abandonnées, pas de sanguinolent non plus.
Un jour après une longue série de refus on me proposa une scène surprise, en pleine nature, sur une colline. Le sujet était tenu secret,  il ne me serait communiqué qu'au dernier moment. 
Arrivé sur les lieux,  j'entendis des bruits que je n'arrivais pas à identifier, comme des coups de marteau ;  des ouvriers étaient en train de fabriquer des structures en bois que je n'arrivais pas à identifier, en regardant de plus près je me rendis compte qu'il s'agissait de trois croix posées au sol et visiblement destinées à être élevées sur ce promontoire... la prochaine fois ils sont capables de me proposer de faire le crâne dans une Vanité du 16ème.
Prétextant un oubli, je me rendis à ma voiture, m'éloignais très vite. Revenu à la ville,  j'avisais une agence de voyage et pris le premier vol pour Buenos Aires.
 
(C) Daniel MARC

samedi 21 juin 2014

Le petit chaperon rouge myope




Il était une fois, à l’est de l’Europe

Un petit chaperon rouge très très myope.

Pas facile de caracoler dans la forêt

Quand on ne voit même pas le bout de ses pieds.

Méchamment, il portait des caramels à sa Mère-Grand

Parce qu’elle n’avait plus beaucoup de dents.

« Surtout, sois prudent petit chaperon rouge

Si tu vois le loup, il ne faut pas que tu bouges.

Marche le long du canal gelé,

Il te mènera tout droit chez mémé. »

A mi-chemin de chez l’édentée

Un vilain loup caché se tripotait.

Il était vieux, moche et gras

Alors le chaperon rouge et myope improvisa.

Il plissa les yeux pour sortir du flou

Et lui asséna sur la tête un grand coup

Puis, comme ils étaient sous l’Arche d’Eros

Il l’embrassa d’une bouche féroce.

Le vieux loup surpris, cria et suffoqua

Le petit chaperon le poussa et le noya.


(C) Pascale DE GERMAY


(D’après photo du canal du midi p. 15 hors série 2010 de la ville de Toulouse)

jeudi 19 juin 2014

La lune a refermé le jour


La nuit de Battista DOSSI 



La lune a refermé le jour sur un vert d’outre-tombe. Elle a décomposé nos corps pour les offrir en songe à une femme endormie.

Elle déverse alors des plumes sur nos formes primaires les habillant d’un rire tutélaire.

Animaux de la nuit, nous dansons dans un chaos silencieux, tels des pantins pitoyables. Nos corps solidifiés ont pour rouge le sang séché d’un passé à venir.

Par ce vert abreuvoir de rêve, nous allumons la flamme d’un monde autre et fugace.

L’éphémère est fuite de nos propres déroutes et se fait corps matière d’un instant d’ancrage.

En nous s’ouvre alors un sommeil ensablé dont tout corps est tableau de nuit.

La pensée a pour fulgurance une rondeur d’écoute dont l’incendie nous ramène en nous même.

Ville de nos écrits perdus, nous brûlons nos oublis et strions de bleu le tissu de nos peines qui s’habillent d’un blanc d’effacement.



(C) Philippe BESSE – Nuit – 24 avril 2014

mercredi 18 juin 2014

Non la nuit n'est pas que la nuit


Non la nuit n’est pas que la nuit lorsque la porte s’ouvre sur le sol blanc d’un bleu de fuite.

Elle est carreau brisé d’un hululement de chouette qui jaune son regard profond.

Elle est tombeau de lune en horizontalité dansante et vente ses membres en arbres déhanchés.

Elle est souffle de voix d’un craquement de pas qui a pour peur nos rires éphémères.

Elle est rondeur d’un regard détouré aux bruns des fûts vertigineux qui par le haut de leur fuite écrasent ce monde silencieux.

Elle a pour vert nos noires illusions d’un écrit dépouillé et se fait rose baiser.

Elle se fait regard miroir de nos lèvres muettes, plongée en concrétion de nos pensées fugaces, images en blanc de peau dont tout tracé de noir est un effacement.

 

(C) Philippe BESSE – Nuit – 24/04/2014

dimanche 15 juin 2014

Journal de bord


C'est le  grand départ! Je m'en vais parcourir le monde, voguer de pays en pays, passer les bornes et franchir les caps.

Sac à dos, guide du franchiseur de lignes en poche,  uniforme de "voyageur découvreur" tout neuf ? me voilà parti.

            Nouveau pays en vue... Premier fleuve passé et j'entre en... Poésie.

"bien le bonjour damoiseau!

Que vous êtes joli, que vous me semblez beau!

Avec vous? boire un pot?

Que nenni cher ami, je reprends mon galop"

            J'avance et passe un tunnel pour me retrouver en... Shakepearie.

"bien le bonjour mister William! Comment? I beg your pardon? Tout a fait!  Indeed my dear friend. Je sais que la grande question a toujours été, et restera  "to be or not to be"..

En discuter autour d'un thé? Sorry mais je ne peux rester, il me faut chemin continuer. So long Mister William!"

            Je reprends mon chemin, saute une barrière  et me retrouve  en ... Rappie

"yo man! Ça va bien ou bien? C'est grave beau chez oit! Ouech gros! Je parcours le monde!

Un café? Non, cimer, j'peux pas rester, j'ai la route à tailler! A un d'ces jours gars!"

            Je continue ma route. Passage obscure, nouvel horizon, me voila en Lapresspipolie.

 "bonjour chez vous Paparazzo! Comment?! Ah bon?! Mais c'est de source sure? Figurez vous que non, je ne savais pas que Mr Paybas avait une liaison! C'est que le peuple  doit être choqué, non?!

En cancaner en buvant une tisane? Bien aimable a vous mais voici , voilà, j'ai un voyage a continuer."

            Une frontière sombre au loin. Des hommes en uniforme. je me faufile et me voila qui entre en ... Stasi

bonjour mons.. pardon?? mon nom? mon adresse? ce que je fais ici? avec qui je communique? si j'ai des contacts avec l extérieur? si je veux du mal au régime?? si...? si..?  

Me forcer à en parler assis, attaché sur une chaise? vous me voyez confus de refuser cette offre... mais je vais plutôt faire le mur!!
 

journal de bord en cours de construction. Voyage non terminé.



(C) Olivier CHAUVELOT 

samedi 14 juin 2014

Petit écran

 
Appuyé contre le mur, je ferme les yeux.

Défilent alors des images à une allure folle ; je tente de ralentir le flux pour en apprécier le contenu, la saveur particulière, le grain sensible.

Impossible ; ça passe, ça circule, ça s'emballe. A peine les montagnes des Pyrénées ont elles fini de défiler que voici la salle des pas perdus de la gare Saint Lazare ; de même le vol du vautour que je suis de yeux, admiratif devant sa façon de planer, s'efface vers la gauche au profit d'un troupeau de moutons qui rentre paisiblement dans la bergerie.

Un vol facétieux de chauve souris émet des cris stridents dans l'air du soir ; le moteur diesel de ma voisine qui démarre ne trombe selon son habitude, agresse mon tympan.

Pourquoi faut il des bruits dans la vie ?

Les sons les couleurs les odeurs se mélangent ; les bruits quant à eux font de tâches obscures.

Ici dans ce couloir tranquille, je me sens à l'abri, loin de tout, hors du temps. Il n'y a plus de frontières.

Le casque du poilu vient de faire son apparition, va- t- il se lancer à l'assaut contre les casques à pointe ?

C'est glissant cette boue glacée, c'est sinistre. Un soldat appuyé contre un poteau écrit une lettre à sa douce ou à sa mère.

J'entends siffler des obus, crépiter des mitraillettes.

Dans le métro une marée humaine vient d'entrer, des soldats en permission ? Non des travailleurs harassés qui rentrent chez eux.

Vous, vous n'avez pas connu l'hiver 1916, là bas côté tranchées, surtout pas du côté de Perthes les Hurlus, village rayé de la carte et jamais reconstruit. Vous n'avez connu que les labyrinthes urbains les rues qui s'entrecroisent, les passions qui couvent sous la cendre, la douceur des printemps, la fadeur des hivers gras et humides.

Vous, vous ne saurez jamais ce qu'à été l'hiver 1916, le vrai.

Depuis mon promontoire j'aperçois la mer, on dirait la baie de Naples en majesté, avec évaporation des brumes matinales, vue du haut de la colline du Pausilippe, identique à ce qu'elle était au moment où, Nerval, à la recherche d'une anglaise prénommée Octavie, se morfondait dans ses douleurs d'amour perdu.

Depuis mon repère en forme de nid d'aigle établi là haut , loin au dessus des villages, j'aperçois les menus détails de la vie quotidienne ; une femme donne des brassées de foin à un âne dans un enclos, des enfants courent après un ballon, le boulanger prépare sa camionnette pour sa tournée, les clients s'approchent le plus possible des commerces avec leurs autos, dommage qu'ils ne puissent pas entrer directement dans les rayons sans avoir à descendre. Des adolescents, serviette sur l'épaule, s'approchent de la piscine, traînant leurs tongues, hélant les filles qui passent.

Dans cette rue il n'y a que des italiens, des familles, beaucoup d'enfants, des hommes en marcel qui rentrent du travail, pelles et pioches dans le camion ; une atmosphère cinéma italien des années 50 /60. Des femmes en fichus. C'est chaud et lourd , ça transpire comme les jours de marin, la sueur colle à la peau, colle les peaux les unes aux autres.

Dans peu de temps la rue sera anesthésiée, trop chaud, jour de repos, fin de semaine.

Seul, un adolescent famélique se faufile entre les murs pour aller se poster sous les arbres, avec sa fronde ; les moineaux pépient, lui, il est à l'affût des protides.

Sans doute beaucoup de détails me manquent, mais j'entends encore le bruit du moteur de cette machine roulante si perfectionnée. Montée sur trois roues, une à l'avant, deux à l'arrière, une sorte de lit carrossé dans lequel se trouve un homme allongé, conduisant sans effort. Un type atteint d'un handicap particulier ou d'une maladie incurable, ou d'une blessure de guerre. Avec des lunettes de motard, le buste légèrement relevé, il conduit son engin presque comme un pilote de course, à l'aide d'un guidon allongé qui met à sa portée accélération et freinage.

Un couple sur la piste fait une démonstration de son talent. Lui est tout en noir, crane rasé, elle porte une robe rouge, des escarpins rouges, sa chevelure est tirée vers l'arrière, la masse rassemblée en chignon sur la nuque, à l'andalouse. Ils évoluent avec grâce et fermeté dans un tango épuré, sans fioritures, traversant la piste à grandes enjambées, ralentissant le rythme avec des petits pas, pour accélérer à nouveau, en fonction de la musique...

Quand finira- t -il ce tourbillon infernal des lieux et des temps ; qui tourne la manivelle ? Parfois j'ai l'impression de n'y être pour rien ; suis je l'objet d'une manipulation, opérée par un extralucide qui décide de tout ?


(C) Daniel MARC

vendredi 13 juin 2014

Heidi, Helmut et moi


C'est un chalet de montagne qui brille dans les derniers éclats du soleil couchant. Les prairies autour ont été fauchées, les bûches sont bien rangées sous la galerie, des notes de musique s'échappent par une fenêtre ouverte. Un piano qui joue du Debussy.

De temps à autre on entend des pas sur la galerie, parfois lourds et appuyés, parfois légers et rapides.

Un vent du sud soulève les rideaux de la chambre ; blanche échappée de tissu qui frôle le garde corps.

Tantôt on entend des pas, tantôt des rires, parfois des voix graves se répondent, parfois une voix de femme se fait entendre.

C'est une atmosphère de scène impressionniste des odeurs des couleurs des formes du mouvement des voix, dans une paisible atmosphère de fin d'après midi, au creux d' une de ces vallées alpines dont les suisses ont le secret et qu'ils savent conserver à l'abri des agressions du monde extérieur.

Comme dans une scène de film mal dirigée, les personnages font des apparitions aléatoires, ils vont viennent, on voit une tête, puis deux, un corps traverse furtivement une pièce. Il y a une femme et deux hommes, oui c'est bien ça.

On les voit maintenant, réunis d'un seul coup sur la galerie, posant pour la photo qui vient de leur être demandée.

Je suis à la gauche de Heidi au moment où Helmut commence à chanter « Elle avait des bagues à chaque doigt, des tas de bracelets à tous ses poignets ….

Sur la photo on a tous la bouche ouverte.


(C) Daniel MARC

jeudi 12 juin 2014

Je ne veux pas y aller aujourd'hui

Je ne veux pas y aller aujourd'hui...

Non, pas aujourd'hui. Car je le sais. Passer cette frontière, jour après jour, me détruit petit à petit.

Plus je m'enfonce de l'autre côté, plus j'ai du mal à en revenir.

Mais c'est tellement beau là-bas, tellement léger, tellement souriant.

Comme je l'aime ce "moi" de l'outre frontière.

Et comme je le déteste ce "moi" de ce côté-ci!

Pourtant le "moi" d'ici qui ne veut pas de l'autre là-bas ne résiste pas à l'envie d'être celui-là.

Mais non! il ne faut pas y aller aujourd'hui! D'ailleurs, plus jamais je n'irai! Plus jamais!! Ou alors... y aller mais choisir de ne plus en revenir...

Mais... Non! non moi d'ici! Ne va pas là-bas!

Volonté! Volonté!


Mais déjà, la flamme chauffe la cuiller. Déjà la seringue aspire le liquide. Déjà l'aiguille.. Mon bras... Ma veine...


Je ne voulais pas y aller aujourd'hui...
 

 
(C) Olivier CHAUVELOT

mercredi 11 juin 2014

Papa Maman


Je me fais tout petit derrière le fauteuil d'angle. Tout petit parce que si maman et papa savaient que je suis là... Aie aie aie! J'aurais chaud aux oreilles! Ils sont en grande discussion.  Tout petit petit je me fais...

Maman y va de son "mais qu'est ce que tu racontes?! Bla bla bla alors que toi! Oui, toi! Blablabla".

Et papa de répondre "mais de quoi parles tu?! Tu insinues que bla bla bla?! "

Et elle de l'interrompre "évidemment que oui! Bla bla bla ! Velléitaire! Et bla bla bla bla bla bla"

Oh la la ... velléitaire maman elle a dit.... vite, je surgis de derrière le fauteuil , file comme une flèche entre papa et maman qui ne me voient même pas pour aller vers la chambre de mon grand frère.?
- et ben, tu sais quoi? attend!  écoute! écoute! ben , il parait que papa et ben , il est vécélitaire!

- veceli.. quoi??

- veénécitaire!  j'ai entendu maman! elle a dit et ben papa, il est venecitaire!!

- ah? t'es sur? ca veut dire que papa alors, tetecifaire??

- euh.. ben je sais pas moi! c'est maman qui l'a dit! elle l'a regardé comme ça, avec ses gros yeux de quand elle est en colère parce Nono il pleure parce que je lui ai mangé sa tartine et qu'il se force à pleurer fort pour que je me fais enguirlander. et avec ses gros yeux , elle a crié "vénétilaire!"

- mais tu crois que c'est grave?

- ben oui:! évidemment qu'c'est grave! t'as pas entendu ce que je viens de te dire!? délécitaire!!

- d'accord, d'accord! pas la peine de crier comme ça! j'suis pas sourd! oh! tu vas pas que faire qu'à me le répéter!

- alors, on fait quoi??

- bon, ben... je sais pas moi! on va jouer au foot!

- ouais d'accord! allez viens!



(C) Olivier CHAUVELOT

mardi 10 juin 2014

Filature discrète

Des merles picorent joyeusement dans la pelouse, je me demande bien ce qu'ils y trouvent, l'herbe paraît sèche ou presque ; ces oiseaux sont incroyablement adaptés à ce milieu urbain, tout comme moi d'ailleurs.

Rue calme, peu de voitures, quelques passants, des deux roues, un flot de lycéennes deux fois par jour, quelques femmes du quartier, chacune avec son caddie.

Ah ça y est je la vois celle là, elle n'est pas comme les autres ; son image me vient sans arrêt, je la vois par une fenêtre ouverte. Elle est assise sur son lit, légèrement penchée en avant. Elle semble triste et effondrée, portant le poids du monde sur ses épaules ; un lit métallique comme on en faisait dans mon enfance avec une bordure arrondie en haut de sorte que les cervicales, appuyées sur ce morceau de fer se trouvaient parfaitement en situation inconfortable, le cou brisé. Elle non, elle penche vers l'avant, les épaules rentrées, le corps presque recroquevillé, posé là, sur le milieu du lit, jambes à l'extérieur, elle ne semble pas voir le miroir qui lui fait face.

Plus loin, il n'y a rien. Au bout de la rue, la vitrine d'un bar, à travers laquelle je vois parfois, quand la lumière du jour le permet, sinon je ne vois que le défilé des nuages ou les éclaircies qui alternent.

Ce n'est jamais pareil, ce n'est pas vraiment monotone, c'est le temps dans toute son épaisseur, toute sa densité dans un espace très réduit. Je n'avais jamais imaginé qu'un jour je tomberais en contemplation devant un tel tableau : reflets du ciel dans la vitrine d'un petit bar de quartier.

Dans les moments de transparence je vois des gens, des gens de la vie de tous les jours, qui viennent, qui sortent, qui restent au bar. Il n'y a jamais beaucoup de monde ; j'ai le temps de les détailler ; il y en a deux que je revois souvent, je ne sais pas d'où ils sortent, on les croirait venus directement d'un film policier américain. Tous les deux portent des chapeaux de feutre et son vêtus de costards marron clair a rayures fines plus claires, cravatés comme des messieurs de la bourse ou du grand business. Parfois même, quand il n'y a personne, ils allument une cigarette et ont l'air d'y prendre beaucoup de plaisir, le patron tolère, une sorte de complicité masculine se dégage de cette scène. Les deux détectives, enfin je les appelle comme ça, ont l'air d'entamer des conversations essentielles, je n'arrive pas à savoir si le patron participe. Il faudrait que je fasse mon enquête que je fasse fonctionner ma petite entreprise, La filature discrète, Mme Dufour à votre service, travail discret, travail soigné.

Hier tout d'un coup, vers trois heures du matin sont passées des motos déchaînées à une vitesse foudroyante, j'ai cru ma dernière heure arrivée, je me suis recroquevillée sur moi même comme la femme triste penchée vers l'avant ; d'ailleurs si ça continue je vais finir comme elle, prendre un pli tout mou, tout affaissé, surtout dans ma position avec ce siège inconfortable.

En revanche là, il n'est pas question de filature, avec des gens de cet acabit, risque maximum, autant préparer tout de suite sa tombe.

Mon poste est un poste d'observation inamovible. A ce jour je n'ai encore entamé aucune sortie, j'en sais pourtant des choses que je vois sans que personne ne le sache. Il y en a qui promènent leur chien en sifflotant comme si de rien n'était, mais je vois bien moi, à quel endroit ils s'arrêtent, à quelle personne un message discret est adressé. Franchement pour être détective il faut d'abord être un grand observateur, c'est pas plus compliqué que ça. Il y a une façon de s'approcher de la grille de regarder dans le jardin, de laisser uriner le chien, qui ne trompe pas, parfois même je me demande si c'est seulement le chien qui a uriné. Une fois dépouillées les premières impressions grossières et mensongères, de l'apparente réalité, on parvient facilement à dérouler le fil de ces conduites anodines et à percevoir les vérités. Depuis deux semaines que je suis en poste ici j'en ai vu passer, j'en ai repéré des manèges, je pourrais en donner des informations à qui les sollicite, je pourrais en provoquer des drames, parfois même des tragédies, mais ce n'est pas là ma mission.

D'ailleurs il va falloir que je songe bientôt à bouger, ça finit par se voir une femme seule dans sa voiture, immobiles l'une comme l'autre.

Pas plus tard qu'hier il y en une du quartier qui s'est penchée vers ma vitre avec un air doucereux, comme si elle voulait donner du lait à un petit chat abandonné.

Voilà que maintenant c'est moi que l'on regarde, je suis obligée de refuser poliment boissons sucrées et autres niaiseries chocolatées, pourtant j'en meurs d'envie, maintenant que mes réserves sont épuisées.

Lâchez moi, laissez moi terminer ma mission, je ne suis pas venue ici vivre tout ce temps dans ma voiture pour servir votre curiosité, être regardée comme un animal étrange, une clodo égarée, une anomalie sociale.

Vous ne pouvez pas comprendre, vous ne pouvez pas savoir, vous ne pouvez pas imaginer quelle est ma mission. Je suis au service de grands détectives qui œuvrent dans le secteur, moi je ne suis qu'un leurre, je fais semblant, pour mieux détourner votre attention. Je ne suis pas la compagne de Nestor BURMA, je suis la doublure d'un grand détective que vous ne connaissez pas.

 
(C) Daniel MARC  -  Nouvelles de Loubens 2013