mardi 10 juin 2014

Filature discrète

Des merles picorent joyeusement dans la pelouse, je me demande bien ce qu'ils y trouvent, l'herbe paraît sèche ou presque ; ces oiseaux sont incroyablement adaptés à ce milieu urbain, tout comme moi d'ailleurs.

Rue calme, peu de voitures, quelques passants, des deux roues, un flot de lycéennes deux fois par jour, quelques femmes du quartier, chacune avec son caddie.

Ah ça y est je la vois celle là, elle n'est pas comme les autres ; son image me vient sans arrêt, je la vois par une fenêtre ouverte. Elle est assise sur son lit, légèrement penchée en avant. Elle semble triste et effondrée, portant le poids du monde sur ses épaules ; un lit métallique comme on en faisait dans mon enfance avec une bordure arrondie en haut de sorte que les cervicales, appuyées sur ce morceau de fer se trouvaient parfaitement en situation inconfortable, le cou brisé. Elle non, elle penche vers l'avant, les épaules rentrées, le corps presque recroquevillé, posé là, sur le milieu du lit, jambes à l'extérieur, elle ne semble pas voir le miroir qui lui fait face.

Plus loin, il n'y a rien. Au bout de la rue, la vitrine d'un bar, à travers laquelle je vois parfois, quand la lumière du jour le permet, sinon je ne vois que le défilé des nuages ou les éclaircies qui alternent.

Ce n'est jamais pareil, ce n'est pas vraiment monotone, c'est le temps dans toute son épaisseur, toute sa densité dans un espace très réduit. Je n'avais jamais imaginé qu'un jour je tomberais en contemplation devant un tel tableau : reflets du ciel dans la vitrine d'un petit bar de quartier.

Dans les moments de transparence je vois des gens, des gens de la vie de tous les jours, qui viennent, qui sortent, qui restent au bar. Il n'y a jamais beaucoup de monde ; j'ai le temps de les détailler ; il y en a deux que je revois souvent, je ne sais pas d'où ils sortent, on les croirait venus directement d'un film policier américain. Tous les deux portent des chapeaux de feutre et son vêtus de costards marron clair a rayures fines plus claires, cravatés comme des messieurs de la bourse ou du grand business. Parfois même, quand il n'y a personne, ils allument une cigarette et ont l'air d'y prendre beaucoup de plaisir, le patron tolère, une sorte de complicité masculine se dégage de cette scène. Les deux détectives, enfin je les appelle comme ça, ont l'air d'entamer des conversations essentielles, je n'arrive pas à savoir si le patron participe. Il faudrait que je fasse mon enquête que je fasse fonctionner ma petite entreprise, La filature discrète, Mme Dufour à votre service, travail discret, travail soigné.

Hier tout d'un coup, vers trois heures du matin sont passées des motos déchaînées à une vitesse foudroyante, j'ai cru ma dernière heure arrivée, je me suis recroquevillée sur moi même comme la femme triste penchée vers l'avant ; d'ailleurs si ça continue je vais finir comme elle, prendre un pli tout mou, tout affaissé, surtout dans ma position avec ce siège inconfortable.

En revanche là, il n'est pas question de filature, avec des gens de cet acabit, risque maximum, autant préparer tout de suite sa tombe.

Mon poste est un poste d'observation inamovible. A ce jour je n'ai encore entamé aucune sortie, j'en sais pourtant des choses que je vois sans que personne ne le sache. Il y en a qui promènent leur chien en sifflotant comme si de rien n'était, mais je vois bien moi, à quel endroit ils s'arrêtent, à quelle personne un message discret est adressé. Franchement pour être détective il faut d'abord être un grand observateur, c'est pas plus compliqué que ça. Il y a une façon de s'approcher de la grille de regarder dans le jardin, de laisser uriner le chien, qui ne trompe pas, parfois même je me demande si c'est seulement le chien qui a uriné. Une fois dépouillées les premières impressions grossières et mensongères, de l'apparente réalité, on parvient facilement à dérouler le fil de ces conduites anodines et à percevoir les vérités. Depuis deux semaines que je suis en poste ici j'en ai vu passer, j'en ai repéré des manèges, je pourrais en donner des informations à qui les sollicite, je pourrais en provoquer des drames, parfois même des tragédies, mais ce n'est pas là ma mission.

D'ailleurs il va falloir que je songe bientôt à bouger, ça finit par se voir une femme seule dans sa voiture, immobiles l'une comme l'autre.

Pas plus tard qu'hier il y en une du quartier qui s'est penchée vers ma vitre avec un air doucereux, comme si elle voulait donner du lait à un petit chat abandonné.

Voilà que maintenant c'est moi que l'on regarde, je suis obligée de refuser poliment boissons sucrées et autres niaiseries chocolatées, pourtant j'en meurs d'envie, maintenant que mes réserves sont épuisées.

Lâchez moi, laissez moi terminer ma mission, je ne suis pas venue ici vivre tout ce temps dans ma voiture pour servir votre curiosité, être regardée comme un animal étrange, une clodo égarée, une anomalie sociale.

Vous ne pouvez pas comprendre, vous ne pouvez pas savoir, vous ne pouvez pas imaginer quelle est ma mission. Je suis au service de grands détectives qui œuvrent dans le secteur, moi je ne suis qu'un leurre, je fais semblant, pour mieux détourner votre attention. Je ne suis pas la compagne de Nestor BURMA, je suis la doublure d'un grand détective que vous ne connaissez pas.

 
(C) Daniel MARC  -  Nouvelles de Loubens 2013

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