Le temps accumule toute sa pesanteur dans le brouillard de ce
vallon encaissé.
Du haut de la roche en surplomb, celle qui est déjà dans les
premiers rayons du soleil matinal, je m'imagine lançant de gros cailloux qui
vont combler ce vide immense que le temps étire lentement mais sûrement devant
moi.
C'est un jeu, c'est un rêve, c'est une réalité, qui, comme le
détournement inutile des eaux du torrent
pour ne plus voir leur inexorable fuite, n'empêche pas la répétition du même
geste têtu.
Je suis là, debout, tranquillement posé devant ce grand
spectacle, l' œil fixé vers les hauteurs, habillé comme au 19ème, costume
sombre chemise blanche, comme une sorte de poète en pleine rêverie, comme un
philosophe pensif. Cette attitude me
convient, je me prends au jeu, je reste sobrement méditatif. Je ne vois, ni n'entends, l'agitation autour
de moi, le caméraman qui donne de la voix, les techniciens qui s'agitent, il
n'y a pourtant que des plans fixes sur moi. Je suis le beau, le ténébreux, le
poète romantique, à la fois concentré sur mon personnage, sur ce grand vide, et
complètement ailleurs. Du moment qu'il
s'agit de mettre en scène un seul homme debout sur un rocher au dessus d'une
mer de nuages, dos à la caméra, déguisé en
bourgeois intellectuel du 19éme, ça me convient; j'aurais voulu être
vraiment acteur mais quand j'ai accepté ce type de reconstitution historique je
me suis finalement pris au jeu.
Tout compte fait je me sens bien dans cette figure de poète
au dessus des nuées (type je vois mieux à travers la brume que par temps clair)
; ou de philosophe regardant au delà de tout, y compris du rien, là où l'on
peut déceler les signes les plus imperceptibles de la condition humaine et de
son temps. Je suis parfaitement le personnage de Caspar Friedrich Le
voyageur au dessus de la mer de nuages.
La lente dissipation des brumes matinales opère toujours
selon le même schéma. Le voile se soulève légèrement sur la gauche ; des petits
paquets se mettent en mouvement, ronds, légers, filiformes, en colonnes … un
trou se forme dans la nappe et l'on aperçoit le relief en bas.
C'en est fini, un petit vent de vallée, venu de l'est,
s'apprête à effrayer le temps.
Je reviens à la réalité, les techniciens s'agitent à nouveau,
cette fois pour ranger le matériel ; nous allons quitter ce piton, les prises
sont suffisantes. Bientôt viendra une autre mise en scène.
La pluie bat le pavé parisien de la place du Château d'eau,
une douceur humide s'étale sur la ville.
Une bande de hurleurs en tous genres et en tous langages, un
groupe d'éclopés accompagné de sales petits cabots, une douzaine de jeunes
banlieusards déguisés en séminaristes,
un grand énergumène en collants couleur chair et veste de tweed, devancé par des hommes de petite taille vêtus
de peaux de bête, armés de massues, marchant comme des singes.
Un couple de bourgeois à l'air éméché, chapeaux déformés robe
et pantalon déchirés, accompagne une charrette sur laquelle se tient fièrement
un groupe de femmes ivres qui tanguent au fur et à mesure de l'avancée des roues, en chantant des chansons
paillardes.
Un homme avec une tête d'ours circule en quémandant de la
nourriture et de l'alcool aux badauds.
C'est moi, j'ai été engagé pour ce rôle, je ne m'en plains
pas, on me fait plein de cadeaux, je ne fais peur à personne même pas aux
jeunes enfants qui en ont vu d'autres ;
avec cette quête d'alcool je vais
finir saoul comme un polonais, ma foi ce n'est pas le pire des rôles que l'on
m'ait attribué, je peux finir dignement
ce parcours.
Des sauvages, des bergères, des brigands, des généraux en
uniforme défait, des enragés de 93, des bedeaux et des curés.
Comme tout ce monde,
je vis dans mon déguisement une des réjouissances les plus populaires du
carnaval parisien La descente de la
Courtille comme dans le tableau de Célestin François Nanteuil.
Aujourd'hui, je me déplace comme un éléphant, je ne sais pourquoi je me sens si lourd, alors que je vais
devoir, demain monter là haut, là où on nous attend pour mettre en place le
prochain tableau. Mais dans l'immédiat je vais me contenter de « mariner », en
attendant que mes sens s'éveillent et que la machinerie corporelle veuille bien
reprendre son rythme.
Quoi de mieux qu'un
sommet pour exprimer cet enthousiasme qui porte l'homme vers la croyance d'un
avenir meilleur en voie de réalisation.
Nous voici donc en cours de préparation, ils sont presque
tous là, c'est une scène à personnages multiples. Les vêtements d'époque sont
arrivés, chapeaux hauts de forme, casquettes populaires, chemises déchirées,
cols durs en celluloïd. Les armes aussi,
fusils, pistolets, baïonnettes.
Le sol est jonché de débris ramenés ici pour la cause,
certains des combattants doivent être au sol
gisant comme des blessés, chemise ouverte sanguinolente, sur des pavés,
des tessons de bouteilles, des branches, des vieilles couvertures.
L'enfant au béret, muni de ses deux pistolets, avance
courageusement aux cotés du personnage principal, c'est une femme dont la
poitrine est dénudée, les cheveux au
vent, le drapeau tricolore brandi. Elle mène vigoureusement un cortège de combattants qui, malgré les
pertes, malgré les souffrances, fonce vers la victoire.
Cette La liberté
guidant le peuple, Delacroix en
personne l'aurait aimée, aurait adhéré à cette reconstruction.
Ces grandes figurations me plaisent, elles m'enchantent, me
font oublier que j'aurais aimé être un acteur, un vrai. Je suis comme ces peintres qui font de la
restauration de tableaux, je restaure oui mais dans du vivant.
Parfois il est question de transposer à notre époque. Au début j'aimais mieux rester dans l'œuvre
et dans son temps.
Une première
proposition est venue je ne sais plus comment, elle m'a amusé ; il s'agissait
de faire un des tableaux les plus célèbres de la peinture française L'angélus
de Millet mais dans une composition
très différente ; costume d'époque, attitude de recueillement dans une typique
campagne à blé après la moisson ; ma partenaire et moi avions sans arrêt le fou
rire surtout lorsque le réalisateur nous a affublés chacun d'une Kalachnikov sur
l'épaule.
C'est un réalisateur espagnol qui m'a fait découvrir la
transposition d'une grande scène historique ; il s'agissait du célèbre tableau
de Velasquez La reddition de Breda
en version française, Las lanzas
en espagnol. Le gouverneur de la ville de Breda dans les Flandres espagnoles, vient remettre les clés de la
ville au général espagnol vainqueur. Dans une ambiance feutrée empreinte du
respect relatif au code de l'honneur et
au rang des personnages essentiels, on n'humilie pas le vaincu, on le traite
humainement, il voulait s'agenouiller, le vainqueur l'en dissuade du geste.
La reconstitution est
d'un tout autre esprit.
Nous sommes six au
centre du tableau ; un garçon, genre Brando dans sa jeunesse, casquette,
pantalon jean et blouson de cuir, est assis sur une moto. A sa droite, trois
gros bras, carrure athlétique et mine patibulaire, fixent l'objectif, on
pourrait croire des videurs de boite de nuit.
A sa gauche, deux personnages en uniforme de marine, ont
plutôt l'air de ne rien prendre au sérieux et arborent un sourire narquois. Je
suis l'un des deux marins.
Tout autour, des types en veste de cuir noir, col relevé,
chapeau mou, que l'on croirait échappés d'un polar de série B, arborent des
allures et des mimiques de vrais truands. A l'arrière un vaste paysage de
plaine, l'œil s'y perd jusqu'à l 'horizon.
On attend le
malheureux général vaincu qui ne viendra jamais. Un fauteuil, identique à celui
que les metteurs en scène de cinéma utilisent, est posé là devant nous, avec
une inscription siège du vaincu. C'est sec et cassant, en totale contradiction
avec l'esprit du tableau original.
Excepté le nombre de
figurants on se serait cru plutôt dans Beckett.
J'ai bien aimé la
faire cette scène, c'était joyeux, dans un faubourg de Madrid proche de la
campagne extérieure avec une ambiance années cinquante ; on a dû recommencer
plusieurs fois, les rires fusaient, les blagues de potaches, les incantations,
les exhortations, les imitations de voix flamencas, ah quel bon temps c'était le temps des Flandres espagnoles !!
A force l'intérêt s'épuise et les concepteurs cherchent
toujours à faire plus accrocheur, plus
percutant, on m'en a proposé des scènes,
des périodes, des moments historiques.
Je n'ai jamais voulu faire le gladiateur romain face à un fauve ou à un
adversaire coriace. J'en ai refusé des situations ingrates, des scènes sordides, des bûchers moyenâgeux,
des tortures directes. Les demandes se font
de plus en lus pressantes, je résiste, je ne veux surtout pas tomber
dans le sordide, dans le pathétique organisé comme un direct télévisuel
Je veux du vivant, du beau mais pas du tragique ; pas
question de me mettre devant le peloton d'exécution, même pour Goya
style Tres de mayo. Ni La leçon d'anatomie version Rembrandt,
dans le rôle du cadavre disséqué, ni La mort de Marat affalé dans
sa baignoire. Pas de chairs molles et blanches abandonnées, pas de
sanguinolent non plus.
Un jour après une longue série de refus on me proposa une
scène surprise, en pleine nature, sur une colline. Le sujet était tenu
secret, il ne me serait communiqué qu'au
dernier moment.
Arrivé sur les lieux,
j'entendis des bruits que je n'arrivais pas à identifier, comme des
coups de marteau ; des ouvriers étaient
en train de fabriquer des structures en bois que je n'arrivais pas à
identifier, en regardant de plus près je me rendis compte qu'il s'agissait de
trois croix posées au sol et visiblement destinées à être élevées sur ce
promontoire... la prochaine fois ils sont capables de me proposer de faire le
crâne dans une Vanité du 16ème.
Prétextant un oubli, je me rendis à ma voiture, m'éloignais
très vite. Revenu à la ville, j'avisais
une agence de voyage et pris le premier vol pour Buenos Aires.
(C) Daniel MARC
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