lundi 23 juin 2014

Tableaux vivants


 
Le temps accumule toute sa pesanteur dans le brouillard de ce vallon encaissé.
Du haut de la roche en surplomb, celle qui est déjà dans les premiers rayons du soleil matinal, je m'imagine lançant de gros cailloux qui vont combler ce vide immense que le temps étire lentement mais sûrement devant moi.
C'est un jeu, c'est un rêve, c'est une réalité, qui, comme le détournement  inutile des eaux du torrent pour ne plus voir leur inexorable fuite, n'empêche pas la répétition du même geste têtu.
Je suis là, debout, tranquillement posé devant ce grand spectacle, l' œil fixé vers les hauteurs, habillé comme au 19ème, costume sombre chemise blanche, comme une sorte de poète en pleine rêverie, comme un philosophe pensif.  Cette attitude me convient, je me prends au jeu, je reste sobrement méditatif.  Je ne vois, ni n'entends, l'agitation autour de moi, le caméraman qui donne de la voix, les techniciens qui s'agitent, il n'y a pourtant que des plans fixes sur moi. Je suis le beau, le ténébreux, le poète romantique, à la fois concentré sur mon personnage, sur ce grand vide, et complètement ailleurs.  Du moment qu'il s'agit de mettre en scène un seul homme debout sur un rocher au dessus d'une mer de nuages, dos à la caméra, déguisé en  bourgeois intellectuel du 19éme, ça me convient; j'aurais voulu être vraiment acteur mais quand j'ai accepté ce type de reconstitution historique je me suis finalement pris au jeu.
Tout compte fait je me sens bien dans cette figure de poète au dessus des nuées (type je vois mieux à travers la brume que par temps clair) ; ou de philosophe regardant au delà de tout, y compris du rien, là où l'on peut déceler les signes les plus imperceptibles de la condition humaine et de son temps. Je suis parfaitement le personnage de Caspar Friedrich Le voyageur au dessus de la mer de nuages.
La lente dissipation des brumes matinales opère toujours selon le même schéma. Le voile se soulève légèrement sur la gauche ; des petits paquets se mettent en mouvement, ronds, légers, filiformes, en colonnes … un trou se forme dans la nappe et l'on aperçoit le relief en bas.
C'en est fini, un petit vent de vallée, venu de l'est, s'apprête à effrayer le temps.
Je reviens à la réalité, les techniciens s'agitent à nouveau, cette fois pour ranger le matériel ; nous allons quitter ce piton, les prises sont suffisantes. Bientôt viendra une autre mise en scène.
La pluie bat le pavé parisien de la place du Château d'eau, une douceur humide s'étale sur la ville.
Une bande de hurleurs en tous genres et en tous langages, un groupe d'éclopés accompagné de sales petits cabots, une douzaine de jeunes banlieusards déguisés en séminaristes,  un grand énergumène en collants couleur chair et veste de tweed,  devancé par des hommes de petite taille vêtus de peaux de bête, armés de massues, marchant comme des singes.
Un couple de bourgeois à l'air éméché, chapeaux déformés robe et pantalon déchirés, accompagne une charrette sur laquelle se tient fièrement un groupe de femmes ivres qui tanguent au fur et à mesure de l'avancée  des roues, en chantant des chansons paillardes.
Un homme avec une tête d'ours circule en quémandant de la nourriture et de l'alcool aux badauds.
C'est moi, j'ai été engagé pour ce rôle, je ne m'en plains pas, on me fait plein de cadeaux, je ne fais peur à personne même pas aux jeunes enfants qui en ont vu d'autres ;  avec cette quête  d'alcool je vais finir saoul comme un polonais, ma foi ce n'est pas le pire des rôles que l'on m'ait attribué, je peux  finir dignement ce parcours.
Des sauvages, des bergères, des brigands, des généraux en uniforme défait, des enragés de 93, des bedeaux et des curés.
Comme tout ce monde, je vis dans mon déguisement une des réjouissances les plus populaires du carnaval parisien  La descente de la Courtille comme dans le tableau de Célestin François Nanteuil.
Aujourd'hui, je me déplace comme un éléphant,  je ne sais pourquoi  je me sens si lourd, alors que je vais devoir, demain monter là haut, là où on nous attend pour mettre en place le prochain tableau. Mais dans l'immédiat je vais me contenter de « mariner », en attendant  que mes sens s'éveillent  et que la machinerie corporelle veuille bien reprendre son rythme.
 
Quoi de mieux qu'un sommet pour exprimer cet enthousiasme qui porte l'homme vers la croyance d'un avenir meilleur en voie de réalisation.
Nous voici donc en cours de préparation, ils sont presque tous là, c'est une scène à personnages multiples. Les vêtements d'époque sont arrivés, chapeaux hauts de forme, casquettes populaires, chemises déchirées, cols durs en celluloïd.  Les armes aussi, fusils, pistolets, baïonnettes.
Le sol est jonché de débris ramenés ici pour la cause, certains des combattants doivent être au sol  gisant comme des blessés, chemise ouverte sanguinolente, sur des pavés, des tessons de bouteilles, des branches, des vieilles couvertures.
L'enfant au béret, muni de ses deux pistolets, avance courageusement aux cotés du personnage principal, c'est une femme dont la poitrine est dénudée,  les cheveux au vent, le drapeau tricolore brandi. Elle mène vigoureusement  un cortège de combattants qui, malgré les pertes, malgré les souffrances, fonce vers la victoire.
Cette La liberté guidant le peuple,  Delacroix en personne l'aurait aimée, aurait adhéré à cette reconstruction.
Ces grandes figurations me plaisent, elles m'enchantent, me font oublier que j'aurais aimé être un acteur, un vrai.  Je suis comme ces peintres qui font de la restauration de tableaux, je restaure oui mais dans du vivant.
Parfois il est question de transposer à notre époque.  Au début j'aimais mieux rester dans  l'œuvre  et dans son temps. 
Une première proposition est venue je ne sais plus comment, elle m'a amusé ; il s'agissait de faire un des tableaux les plus célèbres de la peinture française L'angélus de Millet  mais dans une composition très différente ; costume d'époque, attitude de recueillement dans une typique campagne à blé après la moisson ; ma partenaire et moi avions sans arrêt le fou rire surtout lorsque le réalisateur nous a affublés chacun d'une Kalachnikov sur l'épaule.
C'est un réalisateur espagnol qui m'a fait découvrir la transposition d'une grande scène historique ; il s'agissait du célèbre tableau de Velasquez  La reddition de Breda en version française,  Las lanzas en espagnol. Le gouverneur de la ville de Breda dans les Flandres  espagnoles, vient remettre les clés de la ville au général espagnol vainqueur. Dans une ambiance feutrée empreinte du respect relatif  au code de l'honneur et au rang des personnages essentiels, on n'humilie pas le vaincu, on le traite humainement, il voulait s'agenouiller, le vainqueur l'en dissuade du geste.
La reconstitution est d'un tout autre esprit.
Nous sommes six au centre du tableau ; un garçon, genre Brando dans sa jeunesse, casquette, pantalon jean et blouson de cuir, est assis sur une moto. A sa droite, trois gros bras, carrure athlétique et mine patibulaire, fixent l'objectif, on pourrait croire des videurs de boite de nuit.
A sa gauche, deux personnages en uniforme de marine, ont plutôt l'air de ne rien prendre au sérieux et arborent un sourire narquois. Je suis l'un des deux marins.
Tout autour, des types en veste de cuir noir, col relevé, chapeau mou, que l'on croirait échappés d'un polar de série B, arborent des allures et des mimiques de vrais truands. A l'arrière un vaste paysage de plaine, l'œil s'y perd jusqu'à l 'horizon.
On attend le malheureux général vaincu qui ne viendra jamais. Un fauteuil, identique à celui que les metteurs en scène de cinéma utilisent, est posé là devant nous, avec une inscription siège du vaincu. C'est sec et cassant, en totale contradiction avec l'esprit du tableau original.
Excepté le nombre de figurants on se serait cru plutôt dans Beckett.
J'ai bien aimé la faire cette scène, c'était joyeux, dans un faubourg de Madrid proche de la campagne extérieure avec une ambiance années cinquante ; on a dû recommencer plusieurs fois, les rires fusaient, les blagues de potaches, les incantations, les exhortations, les imitations de voix flamencas, ah quel bon temps c'était  le temps des Flandres espagnoles !!
A force l'intérêt s'épuise et les concepteurs cherchent toujours à  faire plus accrocheur, plus percutant,  on m'en a proposé des scènes, des périodes, des moments historiques.  Je n'ai jamais voulu faire le gladiateur romain face à un fauve ou à un adversaire coriace. J'en ai refusé des situations ingrates,  des scènes sordides, des bûchers moyenâgeux, des tortures directes. Les demandes se font  de plus en lus pressantes, je résiste, je ne veux surtout pas tomber dans le sordide, dans le pathétique organisé comme un direct télévisuel
Je veux du vivant, du beau mais pas du tragique ; pas question de me mettre devant le peloton d'exécution, même pour  Goya  style Tres de mayo. Ni  La leçon d'anatomie version Rembrandt, dans le rôle du cadavre disséqué, ni La mort de Marat affalé dans sa baignoire. Pas de chairs molles et blanches abandonnées, pas de sanguinolent non plus.
Un jour après une longue série de refus on me proposa une scène surprise, en pleine nature, sur une colline. Le sujet était tenu secret,  il ne me serait communiqué qu'au dernier moment. 
Arrivé sur les lieux,  j'entendis des bruits que je n'arrivais pas à identifier, comme des coups de marteau ;  des ouvriers étaient en train de fabriquer des structures en bois que je n'arrivais pas à identifier, en regardant de plus près je me rendis compte qu'il s'agissait de trois croix posées au sol et visiblement destinées à être élevées sur ce promontoire... la prochaine fois ils sont capables de me proposer de faire le crâne dans une Vanité du 16ème.
Prétextant un oubli, je me rendis à ma voiture, m'éloignais très vite. Revenu à la ville,  j'avisais une agence de voyage et pris le premier vol pour Buenos Aires.
 
(C) Daniel MARC

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire